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« Jesse le héros » de Lawrence Millman

Jesse n’est pas un enfant comme les autres. Nous sommes en 1968. Totalement obnubilé par la guerre au Vietnam dont il aime par dessus tout regarder les pires scènes à la télévision, il adopte parfois un comportement franchement vicieux. Son grand frère Jeff est justement au Vietnam, et Jesse voue une vraie admiration pour ce dernier. Il l’imagine massacrer à longueur de journées des milliers de bridés, prendre du plaisir à les torturer… Mais quand Jeff revient à la maison, le discours qu’il a de la guerre n’a rien à voir avec ce que s’était imaginé son jeune frère. Lorsque son père et son frère décident enfin de l’envoyer à Concord, un établissement spécialisé, parce que le comportement de Jesse les inquiète de plus en plus, l’enfant décide de prendre la fuite pour vivre sa propre aventure au Vietnam. Qu’il imagine rejoindre à pied, bien sûr. Est-ce la peur d’aller à Concord? Le sentiment de trahison de la part de son papa qui veut l’envoyer à Concord? Ou bien est-ce sa personnalité, encore plus malsaine, qui ressort véritablement? En tout cas pendant cette expédition, l’état de Jesse va considérablement empirer.

J’ai reçu ce roman des éditions Sonatine grâce au Picabo River Book Club dont je suis membre depuis quelques temps, le spitch me plaisait bien. Il s’agit d’un roman publié aux Etats-Unis en 1982, que Sonatine a décidé de sortir en France. Un chef d’œuvre du genre, lit-on sur la 4ème de couverture, et un peu partout sur la blogo.

J’ai été assez accrochée au début de l’histoire, la personnalité de Jesse m’intriguait pas mal. Ceci dit, j’attendais un réel bouleversement au retour de Jeff et… je n’ai rien ressenti de tel. La façon dont Jesse le décrit en début de roman brosse le portrait d’un homme qui aime se battre, qui s’investit pour défendre sa patrie, qui n’a peur de rien. C’est une vraie désolation lorsqu’il revient puisque ce qu’il a vécu au Vietnam se réduit pratiquement à néant. C’est vrai que finalement, ça éveille en Jesse un déclic qui le pousse à vivre cette guerre atroce qu’il s’est imaginé depuis des mois. Il nourrit une haine pour les bridés au fond de lui, qu’il doit assouvir. Mais derrière cette personnalité faite de colère, de violence, de perversité, mais aussi de grande naïveté, j’ai eu beaucoup de mal à saisir le véritable visage de Jesse. Est-il vraiment attardé ou joue-t-il un rôle? Son discours est, d’une part, complètement incohérent. Il ne semble pas bien comprendre ce qui se passe autour de lui, la tristesse de son papa, l’impatience de son frère, leur inquiétude aussi face à ce garçon qu’ils ne comprennent pas et qui a une attitude de plus en plus dérangeante. Et d’autre part il semble très bien savoir ce qu’il fait. J’ai été un peu déçue par la suite des événements, l’enchaînement et le rythme ne m’ont pas satisfaite, malheureusement. J’admets cependant que Jesse est certainement le personnage le plus intriguant que j’ai pu rencontrer pour le moment dans la littérature américaine. L’auteur le travaille minutieusement au fil des pages. Il y a malgré tout des éléments qui m’ont semblé quelque peu invraisemblables. Je suis certainement passée à côté de quelque chose de très bien. C’est pourquoi je serai ravie de lire vos avis afin de pouvoir comparer.

Lawrence Millman, « Jesse le héros », traduit par Claro, Editions Sonatine, 2018 (1ère édition aux USA : 1982), 208 pages

Merci à Léa Mainguet et aux éditions Sonatine pour ce livre.

 

« Dans la forêt » de Jean Hegland

Que ferions-nous si tout ce qui alimente notre société actuelle se coupait? Plus d’électricité, ni d’essence. Plus de moyens de communication, les magasins se vident affreusement vite. Les gens quittent les villages en espérant trouver de l’aide dans les grosses villes. C’est ce qu’a imaginé Jean Hegland dans ce roman publié aux USA pour la première fois en 1996. Autour de ce phénomène, qui n’est pas vraiment post-apocalyptique, mais plutôt un événement soudain qui touche d’un coup la population, l’auteure imagine cette famille : Nell et Eva, deux soeurs de 18 et 17 ans, et leurs parents, vivant dans une forêt à des dizaines de kilomètres de Redwood. Cette maison, c’était un coup de coeur de Robert, le papa. Il y fonda sa famille, et tous étaient très heureux de cette vie à l’écart. Les parents étaient fiers de laisser leurs deux filles s’instruire librement, et passer leurs temps dans un environnement naturel qu’elles aiment tant. D’ailleurs, cette éducation alternative fait plutôt ses preuves, Nell et Eva sont particulièrement brillantes, déterminées et très ambitieuses. Alors que l’aînée envisage d’entrer à Harvard, sa cadette s’entraîne sans relâche pour rejoindre la troupe de ballet de Boston.

A la disparition de leurs deux parents, les sœurs se retrouveront très éprouvées, livrées à elles-mêmes dans ce milieu sauvage mais qu’elles ne quitteraient pour rien au monde. Leur quotidien, parfois répétitif, est livré dans une langue poétique et envoûtante.

Ce roman, outre une immersion totale dans la nature si belle et dangereuse à la fois, est avant tout une superbe histoire de sœurs. Jean Hegland dresse deux portraits assez différents mais complémentaires. Leur détermination et leur courage sont des armes redoutables face à cette nouvelle vie qui apparaît. La plus âgée des deux, qui est aussi la narratrice de ce récit, Nell, confie dans un carnet ses doutes, ses peurs, mais aussi ce qui la pousse à avancer. Son amour inconditionnel pour sa soeur Eva est confié avec beaucoup de justesse, sans fioriture, et énormément d’admiration.

Je l’aimais tant – ma douce, douce soeur -, j’aimais en elle tout ce que j’avais jamais aimé, j’aimais tout ce que je savais d’elle et tout ce que je savais ne pouvoir jamais atteindre, j’aimais cette danseuse, cette femme belle sous mes mains, cette soeur avec qui j’avais autrefois peuplé une forêt, cette soeur avec qui j’avais souffert de tant de choses, cette soeur que je pourrais jamais quitter ni pour l’amour ni dans la mort. (p.202)

C’est vrai que leurs journées se ressemblent, c’est tout à fait compréhensif. Que ferions-nous à leur place? La même chose qu’elles : chercher des vivres, trouver de quoi se chauffer, se projeter dans les mois à venir en fonction des saisons, pour préparer de quoi combler les besoins primaires. A cet égard, Jean Hegland ouvre un débat, nous questionne, nous plonge dans un monde à mille lieux de la société actuelle, mais qui pourrait néanmoins se présenter un jour, tout d’un coup. J’ai vraiment été immergée dans l’espace confiné qu’est leur maison isolée du monde extérieur. C’est lent, mais le suspens dû à la situation rend ce livre difficile à lâcher. Excellent « nature writing« , il est autant émouvant que mystérieux.

Qu’est-ce qui fait qu’un roman nous touche plus qu’un autre ? A la façon dont il nous poursuit, plusieurs semaines, mois, après sa lecture. Aux questions qu’ils soulèvent, aux traces qu’ils laissent dans notre mémoire. Sans être un coup de coeur, « Dans la forêt » fera, je pense, partie de ceux-là.

Ce roman est un des chouchous des membres du Picabo River Club, un groupe (fermé) sur facebook qui met en lumière la littérature nord-américaine et géré par Léa Mainguet. L’occasion pour moi de vous en parler car il y règne une très bonne ambiance et de véritables pépites y sont partagées chaque jour!

Jean Hegland, « Dans la forêt », traduit par Josette Chicheportiche, Editions Gallmeister, 2017 (1ère édition : 1996), 304 pages

« Ballade pour Leroy » de Willy Vlautin

La douleur semblait suspendre le temps. Attendait-il depuis des minutes, des heures, des jours ou des semaines? C’était trop difficile à supporter et il en avait vraiment assez de souffrir. Alors il décida d’abandonner, d’emmener son esprit le plus loin possible. Il allait se perdre en lui-même. Disparaître de la scène du monde. (p.33)

Quand son patron lui propose, de façon très insistante, d’entrer à la National Guard, Leroy est persuadé qu’il ne quittera jamais le pays. C’est ce qu’on lui promet en tout cas. Mais le cours des événements est tout autre. En Irak, il sera l’un des seuls survivants d’une bombe tombée sur le véhicule qui le transportait, lui et des collègues. Même s’il y survit, Leroy ne sera plus jamais pareil. Dans sa tête, plus rien ne va, aucun souvenir ne revient, il ne connaît même plus son nom. Alors la nuit où il se réveille avec un semblant de lucidité, dans le foyer psychiatrique où il est hébergé, il se demande si sa mémoire revient ou si c’est juste un phénomène éphémère. Dans le doute, à bout de souffle et totalement désespéré, il prend une décision cruciale.

Autour du jeune homme, gravitent des personnages qui ont ou auront une place importante pour lui. Le lecteur découvre leur quotidien tout au long de ce roman :

Il y a Freddie, le gardien de nuit qui a une affinité particulière pour Leroy. Il enchaîne ce boulot avec un poste à journée depuis que sa femme est partie avec leurs deux filles et que les dettes s’accumulent. On fait aussi la connaissance de Pauline, l’infirmière qui s’occupe de Leroy. Elle non plus n’a pas la vie simple. On lui suppose la trentaine, elle vit seule, travaille énormément et s’investit plus qu’il ne le faut avec ses patients. Quand elle n’est pas à l’hôpital, elle s’occupe de son père qui n’a pas la tête toute fraîche. C’est une femme qui pense d’abord aux autres et qui laisse passer sa vie. Elle m’a beaucoup émue… notamment avec la relation compliquée qu’elle entretient avec son père. Extrait :

Quand elle se réveilla le lendemain matin, il neigeait. Elle trouva son père dans la cuisine. Il avait fait du café et préparé des oeufs. Il s’était peigné et portait les vêtements de la veille.

« Merci » dit Pauline, et elle l’embrassa sur la joue. Son père avait les larmes aux yeux. Son visage se contracta et il toussa pour s’éclaircir la voix. « Je t’aime tellement, lui dit-il. (p.125)

On rencontre aussi régulièrement Darla, la maman de Leroy, qui garde espoir même si… Alors elle lui lit des histoires de sciences-fiction, le genre préféré de son fils.

Malgré son état, Leroy intervient dans ce roman. Il vit une aventure parallèle où il tente d’échapper, avec son amour de toujours Jeanette, à des espèces de gestapo qui massacrent toute personne présentant de mystérieuses taches colorées sur la peau.

Les conseils de Marie-Claude sont toujours judicieux! Après avoir craqué pour son Willy Vlautin avec « Plein nord« , voilà que je me plonge dans ce magnifique roman, profondément humain où des âmes écorchées à nouveau se présentent à nous. C’est ce qui fait la force de l’auteur, parler avec une écriture sobre et très belle, de personnes qui en bavent dans la vie et qu’on a terriblement envie d’aider. D’emblée, dans ce troisième roman, Leroy apparaît comme un jeune homme généreux, aimé, qui a toute la vie devant lui, et qui est coincé entre deux mondes. Cet entourage qui se dessine peu à peu, des portraits de gens ordinaires qui ont leur lot de problèmes, se montre extrêmement bienveillant.

Je suis restée accrochée du début à la fin, à vivre ces quotidiens difficiles et qui nous apparaissent si réels. Les personnages de Willy Vlautin ont ce quelque chose qui nous parle, ils pourraient être n’importe qui autour de nous. Ils font preuve d’une grande combativité, qui est pourtant mise à rude épreuve. Mais ils s’y accrochent et y croient. Pour les autres, pour eux.

Avec Vlautin, il y a souvent de l’espoir. La petite étoile de chacun qui joue, un jour ou l’autre, son rôle. On referme ses romans avec une foi décuplée en la vie. Je garderai un souvenir fort et émouvant de ce livre qui a clôturé mon année 2017 en beauté. Il ne me reste plus qu’à lire « Motel life »!

Le très bel article de Marie-Claude sur ce coup de coeur partagé!

Willy Vlautin, « Ballade pour Leroy », traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Fournier, Editions Albin Michel, Collection Terres d’Amérique, 2016, 292 pages

« Nos âmes la nuit » de Kent Haruf

Dans un quartier paisible de la petite ville de Holt, Addie, septuagénaire, se rend chez son voisin Louis lui faire une proposition pour le moins inattendue. Ils sont tous les deux veufs depuis longtemps et leurs échanges jusque là étaient courtois mais plutôt limités. Raison pour laquelle la surprise de Louis est de taille, lorsque la dame lui demande de passer la nuit chez elle de temps en temps, juste pour briser cette solitude qui lui pèse de plus en plus.

Je parle de passer le cap des nuits. Et d’être allongés allongés au chaud sous les draps, de manière complice. D’être allongés sous les draps ensemble et que vous restiez la nuit. Le pire, ce sont les nuits. Vous ne trouvez pas? (p.11)

Elle ne demande aucun engagement, il n’y a rien de sexuel dans sa requête. Juste le plaisir de partager son lit avec une autre personne, de discuter des petits riens de la vie, de se sentir accompagné. Une complicité se crée très vite entre les deux. Ils se replongent dans les souvenirs principalement avec leur famille, leurs enfants, reviennent sur leur parcours, la rencontre avec leur époux/épouse. Ils énumèrent également leurs regrets et les tragédies qu’ils ont dû traverser.

Mais cette relation peu conventionnelle, qui concerne en plus deux personnes d’un certain âge, fait très vite parler d’elle. Addie et Louis seront chacun confrontés au regard des autres, mais ce qui les touche le plus est la désapprobation unanime et bilatérale de leurs enfants. Est-ce que cela compromettra cette nouvelle union qui les rend très heureux tous les deux?

Voici un roman que j’avais très envie de lire! J’en avais entendu beaucoup de bien, et Kent Haruf est un des très nombreux auteurs américains que j’avais envie de découvrir. J’ai été complètement séduite par le spitch de cette histoire, et surtout par l’ambiance si douce qui s’en dégage. Le roman se présente sous forme de courtes scènes qu’on saisit tels de délicats instants de vie, des petits moments remplis de tendresse qui m’ont fait succomber au charme certain de Kent Haruf.

L’écriture est d’une simplicité incontestable, mais il n’en fallait pas plus pour présenter cette jolie histoire d’amitié/amour entre Addie et Louis.

Bien sûr, j’ai beaucoup aimé le message véhiculé : passer au-dessus du « qu’en dira-t-on » et vivre simplement une aventure dont on ne sait estimer la durée, mais dont on ne perd aucune miette. C’est une histoire qui fait du bien, vraiment. Un seul élément m’a un tout petit peu chiffonnée, mais ce serait spoiler l’histoire que de le partager à travers ce billet. J’ai déjà eu l’occasion d’en discuter en aparté avec d’autres lectrices.

Un roman assez sage, mais qui remplit entièrement son rôle. Celui de nous faire passer un très beau moment, de nous déconnecter de la réalité parfois plus morose, de nous émouvoir aussi. L’ambiance calfeutrée est présente tout au long du roman, elle ne connaît aucune baisse de régime. Une régularité assez appréciable et surtout qui évite de tomber dans l’ennui. Une bien jolie découverte qui m’encourage à lire d’autres romans du même auteur.

C’est l’éternelle histoire de deux êtres qui avancent à l’aveugle et se cognent sans arrêt l’un contre l’autre en cherchant à se conformer à de vieilles idées, de vieux rêves et à des notions erronées. Sauf que je continue à dire que ce n’est pas vrai pour toi et moi. Pas à l’heure qu’il est, pas aujourd’hui. (p.124)

Kent Haruf, « Nos âmes la nuit », traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anouk Neuhoff, Éditions Robert Lafont collection Pavillons, 2016, 180 pages

« Pike » de Benjamin Whitmer

Après ma lecture du superbe premier roman de David Joy, Jérôme m’a parlé de « Pike ». Il y a des titres comme ça qu’on n’oublie pas.

C’est un roman dans lequel j’ai avancé à tâtons. Il m’a fallu un peu de temps pour entrer complètement dans cet univers sombre, si particulier. Ce n’est pas le genre de lecture que j’ai l’habitude de lire, il faut bien le dire. Immédiatement, j’ai remarqué le talent de l’auteur à planter un décor. Celui de Benjamin Whitmer ici est glacial, on est en plein hiver, on sillonne les ruelles inquiétantes d’une ville proche de Cincinnati, dans les Appalaches. Un terrain où les pires rencontres sont monnaie courante. On parle de drogue, d’argent, de prostitution, de jeunesse meurtrie. Je m’en rends compte dès les premières pages : ça cogne, ça saigne, ça tue. Une violence non suggérée, mais pas dégueulasse non plus. Elle est portée par une écriture ciselée, précise, directe.

On rencontre très vite Pike, un ancien truand qui est parti quelques temps au Mexique pour fuir sa vie, mais qui en est, depuis, revenu à contre-coeur. Il a tiré un trait sur son passé fait de drogues et de baston, même s’il n’est pas pour autant devenu un enfant de coeur. Il passe aujourd’hui son temps à faire des petits boulots, aux côtés de Rory un jeune gamin qui rêve de devenir boxeur et qui possède lui aussi cette boule furieuse au fond de ses entrailles.

Un jour, une fille dénommée Dana frappe à la porte de Pike et lui livre une gamine, Wendy. C’est la fille de Sarah, la fille de Pike. Elle vient d’être retrouvée morte. Cette toute jeune fille n’a plus personne, et son grand-père, bien malgré lui, la reprend sous son aile. Mais le jour où Derrick, flic corrompu, dealer et ultra raciste, reconnaît en pleine rue Wendy, Pike sait que les problèmes ne sont pas loin. Avec Rory, ils sillonneront la région pour savoir ce qu’il est réellement arrivé à Sarah, et surtout pour prendre de la vitesse sur Derrick qui ne prépare certainement rien de bon. Wendy est la dernière famille qu’il reste à Pike, et il la protègera quoi qu’il arrive.

Univers sombre, donc. Dérangeant, avec un vocabulaire grossier. Des personnalités très fortes qui se dessinent. Mais ce que j’ai surtout aimé dans ce roman, c’est la façon qu’a Whitmer de décrire le décor et les situations. Ils sont d’une précision exceptionnelle. Une façon de faire qui ne peut qu’emporter le lecteur, et l’embarquer dans cette aventure. Les portraits qu’il dresse n’ont rien pour plaire, et pourtant, on se met à vouloir aider Pike. Ses méthodes pour sous-tirer des informations ne sont pas des plus conventionnelles, il faut bien l’avouer mais la tension qui s’installe au fil des pages nous donne envie de savoir le fin mot de l’histoire. C’est une ambiance que j’ai vraiment beaucoup aimé, à ma plus grande surprise.

Boire et conduire, voilà peut-être la chose la plus importante au monde. C’est la réponse à cette haute sensation de solitude que rien ne pourra évacuer, c’est la seule issue quand il n’y a plus d’issue. (p.142)

Âmes sensibles s’abstenir évidement, même si Whitmer prend soin de ne pas franchir la frontière de l’indécent. C’est avec talent qu’il arrive à jongler entre des scènes sanglantes et des passages plus personnels où l’on découvre un homme en proie à de nombreuses tensions intérieures. Et cette envie de rédemption, finalement qui plaira forcément au lecteur.

Très bon roman noir, encore une fois, aux descriptions fabuleuses. Merci Jérôme. Son billet ici.

Benjamin Whitmer, « Pike », Éditions Gallmeister Collection noire, traduit de l’anglais (américain) par Jacques Mailhos, 2012, 264 pages

« Un jour, tu raconteras cette histoire » de Joyce Maynard

L’histoire de Jim était devenue inséparable de la mienne. Quel que fût l’avenir qui nous attendait, Jim et moi le traverserions ensemble. (p.261)

Comme l’année passée à la même période, j’étais super emballée de découvrir en avant-première la nouvelle publication de Joyce Maynard. Mais cette année, ce qu’elle sort a une saveur particulière, c’est celle de l’intime. En effet, elle se dévoile à cœur ouvert dans ce récit où elle revient sur les 5 années qui viennent de s’écouler. La période où la romancière américaine rencontre Jim, l’homme qui lui a permis de redécouvrir le véritable amour. Mais aussi celle où elle le perd, emporté par un cancer du pancréas.

Je n’ai lu aucune autobiographie de Joyce Maynard, non pas par manque d’intérêt car j’aimerais beaucoup en savoir plus sur sa jeunesse et son parcours. C’est donc une première pour moi de lire l’un de ses écrits où elle est au premier plan, et surtout dans lequel elle fait part d’une épreuve tant douloureuse que personnelle.

J’avoue « Un jour, tu raconteras cette histoire » me divise. Je l’ai beaucoup aimé, mais il s’agit malgré tout d’une lecture difficile.

La première partie est consacrée finalement à sa « renaissance« . Joyce Maynard fait preuve d’un humour vraiment fin lorsqu’elle aborde ses rencontres ratées avec les hommes. Après son divorce prononcé il y a presque 20 ans, l’auteure n’a plus eu l’occasion de retrouver l’Amour avec un grand A. Elle s’est donc focalisée sur son travail, ses livres, et ses enfants. Des rencontres d’un soir ou plus, il y en a eu. Mais son cœur n’a plus jamais vibré. J’ai beaucoup aimé cette première partie où je me suis laissé guidée avec plaisir au gré de ses anecdotes du quotidien. Elle dresse le portrait d’une femme d’âge mûr qui tire bon nombre d’enseignements de ce qui a traversé sa vie jusqu’ici. Sa relation avec ses enfants, les rencontres, sa vie professionnelle, ses nombreux voyages qui sont essentiels pour elle. J’ai entrevu le portrait d’une dame qui ose dévoiler ses faiblesses et ses regrets, tout en humour et avec pudeur. Des leçons qui peuvent servir à tout le monde sur des sujets universels. Une grande générosité transparaît également à travers ses mots. Et l’honnêteté de se décrire tel qu’elle est, sans masque, que cela plaise ou non. Il faut bien le dire, Joyce Maynard a une sacrée personnalité, extravertie et en même temps attendrissante. Une maladresse presque enfantine parfois qui accentue son côté sympathique.

C’est à ce moment qu’elle rencontre Jim, cet homme dont elle va de suite tomber amoureuse. Malgré deux personnalités différentes, l’entente entre eux deux est immédiate. Elle pose des mots extraordinaires sur ce nouvel amour qui frappe à sa porte alors qu’elle ne l’attendait plus. Elle se montre alors des plus romantiques, profitant de chaque moment avec Jim.

2 ans après leur mariage, on diagnostique à Jimmy un cancer du pancréas. Leur monde s’écroule, évidement. Cela paraît si injuste, et le lecteur ressent très fort cette émotion-là, pour ce couple qui venait de goûter à nouveau au bonheur. La seconde partie, l' »Après », se focalise sur toutes les étapes qui ont suivi les résultats : les opérations, la recherche de traitements, les nombreux entretiens avec des éminents professeurs et médecins de tout le pays, les médicaments… J’ai trouvé cette seconde partie longue et beaucoup trop détaillée. Je comprends cependant où voulait en venir Joyce Maynard en énumérant toutes ces étapes : se rendre compte, après coup, du combat acharné qui était en train de s’opérer à ce moment-là. Mais vraiment, connaître le moindre médicament que Jim devait prendre, à quelle fréquence, les moments où il dormait, ce qu’il mangeait… ne m’a pas paru nécessaire pour son lectorat.

On peut évidement critiquer le besoin de Joyce Maynard de rendre public cette épreuve si personnelle, si intime, qu’elle a du affronter. Je pense profondément qu’elle a du passer par cette étape de l’écriture pour faire en partie son deuil et pour marquer à jamais son court mariage avec Jim. Ce récit m’a permis de voir Joyce Maynard, l’une de mes auteures préférées, sous un autre jour. Elle y dévoile son rôle de femme, de maman, d’épouse, avant celui d’auteure. Ce livre traduit aussi, ne l’oublions pas, de sa volonté de rendre un hommage à l’homme qu’elle a aimé et accompagné. Ce fut un véritable partenaire, chose qu’elle n’avait jamais connu avant lui.

Raconter ce qui arrivait était devenu pour moi la façon de donner un sens à ma vie. (p.266)

Malgré les bémols évoqués, cela reste une lecture qui me marquera un bon moment. C’est un livre comme il en existe peu, finalement. Les auteurs que l’on apprécie nous paraissent parfois tellement inaccessibles. Ils passent leur temps à inventer des histoires, pour nous faire voyager, nous changer les idées le temps de quelques centaines de pages. Lorsqu’ils décident de se dévoiler à ce point, ce qui revient à une mise à nu, quelque chose s’opère entre eux et leur public. C’est ce qu’il se passe avec ce bouquin. Et en tant que grande fan de Joyce Maynard, je suis sincèrement heureuse d’avoir pu profiter de ce cadeau qu’elle nous fait à toutes et tous.

Il n’empêche, les familles ayant connu une situation similaire se retrouveront peut-être mal à l’aise avec une telle lecture. Ou au contraire, ce sera l’occasion pour elles de se retrouver à travers les mots de cette épouse comme toutes les autres, qui est en train de perdre son mari. C’est un bouquin qui donne malgré tout l’envie de profiter de la vie et de chaque moment avec nos proches.

Joyce Maynard, « Un jour, tu raconteras cette histoire », Éditions Philippe Rey, 2017, 428 pages

Merci aux éditions Philippe Rey et à Anne et Arnaud de me permettre de découvrir les mots de Joyce Maynard en avant-première!

« Plein nord » de Willy Vlautin

Tomber, se relever, essayer de garder la tête haute, parfois sombrer, vivre… ou survivre? Voilà le quotidien d’Allison, la jeune fille de 22 ans qui est au centre de ce roman. Les trous noirs sont fréquents pour elle, ce moment où l’ensemble de son corps lâche et où ses yeux se voilent. Elle boit trop, elle le sait. Mais l’alcool lui permet d’accepter le caractère oppressant et dominateur de son petit ami, Jimmy. Et pourtant, elle pourrait avoir un peu plus confiance en elle, croire en un avenir meilleur. Mais elle n’y arrive pas. Elle se déteste, même. En proie également à de grosses crises de panique, Allison trouve le seul réconfort auprès de Paul Newman. Oui l’acteur américain! Elle s’imagine des discussions avec cet homme dont elle a vu chaque film, qui est le seul à pouvoir l’apaiser. Le trou se creuse encore un peu plus le jour où elle apprend qu’elle est enceinte. Mais c’est aussi ce qui va déclencher en elle la volonté de se sortir de cette vie à Las Vegas où une mort inéluctable l’attend.

Elle prend le bus, fait du stop, erre en pleine nuit pour trouver de l’aide et partir plus au nord, à Reno où elle ne connait rien ni personne. Là-bas, une nouvelle vie est possible, tout est à créer. Elle devient sa seule alliée. Arrivera-t-elle a se faire enfin confiance pour se (re)construire, ou succombera-t-elle définitivement à ses démons intérieurs?

Je me dis toujours que je vais me faire écraser par un bus, ou être assassinée. Que je vais attraper une maladie horrible ou bien finir mes jours en taule. Le plus dingue, c’est quand ces pensés me viennent, eh bien parfois, ça me rend heureuse. Je ne suis pas sûre qu’heureuse soit le mot juste. Soulagée, peut-être. (pp.188-189)

Deuxième tentative avec Willy Vlautin, dont j’avais laissé tomber « Motel life » (un peu à contrecœur malgré tout). La deuxième est la bonne! Quel roman! D’emblée, j’ai été hypnotisée par cette incroyable jeune fille qu’est Allison. Tant de fois j’ai eu envie de la secouer pour qu’elle se ressaisisse et fasse enfin ses propres choix!

Une première scène bluffante, entre elle et son petit ami dans les toilettes d’un casino (le top du romantisme!). Bien entendu il l’aime, il regrette ce comportement égoïste, violent et manipulateur, il veut quitter Vegas avec elle pour le grand nord. Personne n’y croit évidement! Sa seule chance de s’en sortir est de tout quitter, même sa maman et sa petite sœur Evelyn, qu’Allison aime beaucoup. J’ai eu énormément d’empathie pour cette fille, dont les crises de boisson et les moments les plus sombres me retournaient le cœur. Elle vaut bien mieux que ça! Car Allison est une bonne personne, généreuse, volontaire, courageuse, qui a des projets. Mais à Reno, tout semble possible. La toute petite étoile qui la suit, mettra sur sa voie quelques personnes qui sauront l’écouter et la guider.

La jeunesse mise en scène par Vlautin est malheureuse, perdue et écorchée par tous les sales coups que réserve parfois la vie. Mais persiste une petite lueur d’espoir qui ne tient à rien : une vision, une pensée, un sourire bienveillant, une petite annonce, un café. Chaque lecteur qui aura entre ses mains ce roman aura envie de saisir ce tout petit espoir pour Allison.

Voilà pourquoi j’ai adoré ce roman : pour tous ces sentiments contrastés, pour ces personnages secondaires incroyablement bienveillants, pour la langue simple et singulière à la fois de Willy Vlautin. Il arrive à créer une ambiance à part, mélancolique et saisissante, que j’ai beaucoup aimée. Le découpage de son roman en fonction des scènes ou plus souvent en fonction des lieux, joue aussi en sa faveur selon moi, car il met beaucoup plus de rythme dans la narration pourtant lente (contrairement à « Motel life », mais promis je le relirai!!).

Une nouvelle fan a vu le jour, mille mercis Marie-Claude!!!

Willy Vlautin, « Plein nord », traduit de l’anglais (États-Unis) par David Faukemberg, Éditions Albin Michel, collection Terre d’Amérique, 2010, 240 pages

« Le premier qui pleure a perdu » de Sherman Alexie

Vous savez ce qui arrive aux gogols sur la réserve? On se fait tabasser. Au moins une fois par mois. Eh ouais, je fais partie du Club des Coquard du Mois…

Voici encore une excellente découverte faite grâce à Fanny!

Alors que je traversais dernièrement un petit creux niveau lecture, après le bouleversant roman de Philippe Besson, « Le premier qui pleure a perdu » (pas top le titre, mais ne vous fiez pas aux apparences!) m’a permis de passer un très bon moment.

Cette voix, c’est celle de Junior, un jeune indien de 14 ans qui vit dans une réserve spokane. Au sein de cette communauté isolée mais soudée, chacun subit sa vie, comme s’il ne pouvait échapper aux coups durs qui leur tombent dessus depuis des générations. Junior explique avec un sens de l’humour absolument fabuleux ce qui compose son quotidien dans la réserve où la pauvreté, la violence et l’alcool dominent tout le reste. Heureusement, l’ado trouve du réconfort auprès de Rowdy son meilleur ami, pour qui les coups et les insultes sont les seuls moyens de communication, sa soeur récemment partie dans le Montana pour se marier mais qui lui écrit régulièrement des lettres, et surtout, sa grand-mère qui incarne la voix de la sagesse pour l’ensemble de la réserve.

Mais ce manque total de perspectives ne lui convient pas. Alors du jour au lendemain, Junior décide de changer de lycée et part à 35 km de la réserve s’inscrire dans un établissement de blancs. Quel choc pour son entourage qui se retrouve divisé entre des sentiments de fierté, de trahison et de jalousie! Dans la foulée, il perd son meilleur ami qui n’accepte pas que Junior aille se « mélanger » à une autre communauté.

Tant de questions cognent dans sa tête: sera-t-il accepté par les autres jeunes, mais également par le corps enseignant? Comment faire face au racisme encore très présent? Quelle réaction adopter face aux regards et comportements de rejet?

Si on laisse les gens entrer un peu dans sa vie, ils peuvent se révéler bougrement surprenants. (p.163)

Pour connaître la suite de l’histoire de cet ado pas comme les autres, je vous laisse le soin de vous plonger dans ce merveilleux titre qui vous réserve bien des surprises!

Il s’agit d’un roman aux belles valeurs humaines et réconfortantes, servi par une écriture qui peut paraître ordinaire mais qui touche profondément. Elle me donne envie de découvrir ses autres textes. Sherman Alexie nous donne envie de croire en l’humain, en ses capacités d’ouverture et d’entraide. Ce sont des valeurs qui semblent chères à son cœur, car mon petit doigt me dit que cette histoire doit avoir une grande part autobiographique.

J’ai adoré suivre le parcours de ce cher Arnold, un garçon à la personnalité atypique, et à la détermination surprenante. Il m’a totalement bluffée avec sa ferme volonté de se faire une place parmi la communauté de blancs, de montrer de quoi il est capable. C’est aussi un garçon au grand cœur qui émeut lorsqu’il parle de son meilleur ami qui ne veut plus de lui, ou bien de ses parents plongés dans l’alcoolisme depuis toujours mais qui l’encouragent dans ses choix. La famille y a une place privilégiée et le narrateur lui rend régulièrement hommage.

Les pages sont ponctuées de dessins qui illustrent certaines scènes parfois totalement jubilatoires. On repère déjà un talent certain chez le jeune homme qui dessine beaucoup pour s’exprimer. Autre vecteur qui lui permettra de s’affirmer, c’est le basket.

Je dois prouver  que je suis le plus fort de tous. Je dois prouver que je n’abandonnerai jamais. Que je ne renoncerai jamais à jouer à fond. Et je ne parle pas seulement du basket. Je ne renoncerai jamais à vivre cette vie à fond, vous voyez? Je ne me soumettrai jamais à personne. Jamais, jamais, jamais. (p.228)

Derrière l’humour et une bonne dose d’autodérision qui font la grande force de ce titre, quelques points plus sombres ne plombent certainement pas l’ambiance. Ils nous ramènent plutôt à la réalité. Une réalité que connaît encore beaucoup de communautés dans le monde, celle des destins compliqués qui se répètent de génération en génération et qui ne nécessite parfois qu’une main tendue pour en sortir.

Sherman Alexie, « Le premier qui pleure a perdu », traduit de l’anglais (américain) par Valérie Le Plouhinec, Éditions Albin Michel Collection Wiz, 2008, 281 pages

« Là où les lumières se perdent » de David Joy

Ce roman, je l’avais repéré dès sa sortie, pour deux raisons principales : premier roman + éditions Sonatine. J’ai laissé passer un peu de temps avant de me rappeler ce titre avec le très beau billet de Marie-Claude qui l’a adoré. Je me suis donc plongée dans cette lecture avec beaucoup de plaisir et d’attentes.

En Caroline du Nord, dans un village des Appalaches, le nom de McNeely est connu de presque tous. Charlie est le roi de l’escroquerie mais a toujours su dissimuler ses coups grâce au garage qu’il a construit et qui tourne plutôt bien. Ajoutez à cela quelques liens « amicaux », garantis grâce à l’argent avec quelques personnes bien placées au sein de la police. Voilà pourquoi tout le monde sait ce que fait Charlie McNeely et pourquoi il ne s’est jamais fait coffrer. Mais pour son fils unique Jacob, ce nom est un lourd fardeau qui pèse de plus en plus sur ses épaules. Comment à 18 ans peut-il croire en un avenir meilleur que celui auquel le contraint son père, avec un tel héritage familial? Pour sa maman, ce n’est guère mieux. Il ne peut plus imaginer une conversation normale avec elle depuis qu’elle a anéanti sa santé physique et mentale à cause de la came.

3 ans plus tôt, Jacob a arrêté l’école car son père le réquisitionnait de plus en plus. Cette époque sonne aussi la fin de son histoire avec son seul amour et meilleure amie depuis l’enfance, la douce et brillante Maggie. Mais Jacob ne l’a pas oubliée… Peut-elle encore le sortir de cette vie qui semble prendre le même chemin que celui de Charlie?

Quel roman! J’ai été complètement absorbée du début à la fin, happée par Jacob, ce jeune gars qui veut se sortir de l’emprise d’un père violent, drogué, escroc et… meurtrier. C’est un personnage très fort! Minutieusement exploré à travers sa lutte intérieure pour se sortir du calvaire qu’est son quotidien. Et par ailleurs, on le sent régulièrement tiraillé entre le garçon que son père a façonné tout au long de son enfance, et le jeune adulte qui ne veut pas de cette vie-là, qui veut s’en sortir et avoir des projets. La frontière entre le bien et le mal, entre l’ombre et la lumière, est en déséquilibre perpétuel.

On a envie de croire à un avenir meilleur pour lui. Il en a déjà beaucoup trop vu pour son jeune âge. Plusieurs fois Jacob évoque la fin d’une vie normale, l’impossibilité de rêver, telle une soumission totale de ce que lui fait endurer son père. L’écœurement est souvent dit aussi, celui d’avoir le même sang qui coule dans les veines et d’être pourtant si différent.

Le plus incroyable dans ce roman, hormis le personnage de Jacob, est la déclinaison tout en poésie et en finesse autour du thème de la lumière, que propose David Joy. Il distille tout au long des pages cette présence lumineuse qui gravite autour des héros. C’est aussi bien la lumière qui guide, qui annonce la fin, qui offre le signe tant attendu, que celle qui éclaire l’âme des êtres humains. Avec ce thème, Joy plante une ambiance tout à fait particulière, tantôt calme et posée, tantôt violente. Plusieurs fois, j’ai repensé au merveilleux titre donné à ce roman, aux multiples interprétations qu’il offre et évoquées par l’auteur au fil des pages.

J’aimais me considérer de la même manière, croire que ma faiblesse n’était pas vraiment de la faiblesse mais plutôt une sorte de compassion naturelle, le genre d’humanité que mon père n’avait jamais possédée. (p.272)

David Joy fait preuve d’une maîtrise parfaite des faits. Tout coule naturellement, sans embûches et il arrive à faire sursauter son lecteur, le prendre par surprise. J’ai découvert un talent incroyable!Le talent de proposer une analyse très intime du quotidien de ce petit gars qu’est Jacob. Et puis le plus fou, c’est un roman auquel on ne peut s’empêcher de repenser une fois terminé. Repenser à cette fin, et à tout ce qui nous a amenés à celle-ci.

En cet instant, j’ai compris que ce qui était en train d’arriver était le genre de chose qui ne quittait jamais un homme, le genre de chose qui l’empêchait de rêver pour le restant de sa vie. (p.41)

L’un de ses auteurs dont on attend déjà avec impatience le second roman. Encore une perle dénichée par les éditions Sonatine qui ne m’ont jamais déçue. Du coup, je me tourne vers Marie-Claude pour avoir quelques-uns de ses conseils pour des auteurs et titres similaires 🙂

David Joy, « Là où les lumières se perdent » traduit de l’anglais (États-Unis) par Fabrice Pointeau, Éditions Sonatine, 2016, 297 pages

« Tout n’est pas perdu » de Wendy Walker

Après avoir découvert le très beau roman de Celeste Ng, j’ai enchaîné avec une autre publication de Sonatine, parue il y a quelques mois. Alors que le premier est plutôt lent, très psychologique et basé sur les non-dits au sein d’une famille, ce titre-ci offre beaucoup plus de suspens, de questionnements, de remises en doute, de la belle manipulation comme je l’apprécie dans ce genre de « page-turner ».

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Dans le village de Fairview situé dans le Connecticut, un fait divers atroce va bouleverser la quiétude habituelle des lieux, et ses habitants. Au moment où une soirée réunissait la plupart des jeunes de l’école de Fairview, Jenny Kramer, 16 ans, se faisait sauvagement violer dans le bois juste à côté du rendez-vous festif. Un événement écœurant, d’une violence sans nom, revu dans les moindres détails par le narrateur de l’histoire. Ce narrateur, il s’agit d’un psychiatre de Fairview, Alan Forrester, qui a très vite été chargé du dossier. Jenny a en effet survécu, physiquement en tout cas, à ce qui lui est arrivé, mais pour ce qui est du mental, rien ne peut effacer pareil acte. Et pourtant, très rapidement après son admission à l’hôpital, les médecins ont pris la décision, avec ses parents, de lui administrer un traitement qui est reconnu efficace pour supprimer complètement du cerveau le moindre souvenir d’un événement bouleversant, comme un viol. Mais quelques mois après cette intervention, et le retour à la maison de Jenny, le psychiatre est contacté car la jeune fille n’arrive évidement pas à passer au-dessus de ça. Tel que le conçoit le traitement, elle n’a en effet plus aucun souvenir du viol en lui-même, ni de son agresseur, ni des circonstances, etc, mais elle ressent des choses. Comme si son corps et son cerveau n’avaient su balayer définitivement les émotions liées à l’acte. Il s’agit donc là d’un traumatisme purement émotionnel, et non factuel, lié à quelque chose qu’elle ne peut se rappeler. Le lecteur est ainsi face à une jeune fille complètement désorientée, incomprise, seule avec ses « fantômes » qu’elle sent au fond d’elle. Le doigt est mis sur les limites du traitement, en ajoutant à cela un manque cruel de témoignages et d’indices qui accéléreraient indéniablement l’enquête. Forrester se lance donc dans ce travail de longue haleine pour ouvrir les tiroirs de la mémoire de Jenny et tenter de remettre, avec elle, les images, les odeurs et les sons de cette terrible soirée. En parallèle, il suit également les parents de la jeune fille, évidement marqués par ce qui lui arrive. Dans le cabinet du psychiatre, chaque protagoniste laisse s’échapper leurs propres démons, et jette le voile sur les failles d’une famille en apparence soudée. Difficile en effet de trouver sa place à la maison en ce moment, entre le besoin de régler ses comptes avec soi-même, et l’envie irrépressible de trouver le coupable, rendre justice, et tourner enfin la page.

Dans ce roman, ce qui frappe le lecteur dès les premières phrases, c’est le style narratif opté par l’auteure, que j’ai trouvé tout simplement fabuleux. Alan Forrester, le psychiatre, relate les faits et les séances qu’il réalise avec les Kramer, de façon presque objective et extérieure. Il décrit méthodiquement les mécanismes du cerveau humain et de la mémoire, en s’appuyant sur le cas de Jenny et d’anciens patients, comme s’il s’adressait à un enquêteur, ou plutôt, tel que je l’ai perçu, au lecteur. Je me suis dès lors immédiatement senti impliquée, et bien « dans » le récit. Passé cet aspect très « protocolaire » et médical du témoignage, ce médecin à la déontologie qui semble presque irréprochable va commencer, contre toutes attentes, à partager ses ressentis. Que les choses soient claires, j’ai adoré ce personnage! Mais je n’en dirai pas plus…

« Tout n’est pas perdu » est particulièrement efficace, et rempli les attentes du lecteur qui se tourne vers ce genre de littérature: c’est un incroyable « page-turner » au côté addictif très marqué – et marquant! L’intrigue, rythmée par les nombreux rebondissements et surprises, se dénoue de façon constante à chaque chapitre. Et le suspens reste à son comble jusqu’à la fin, laissant un lecteur à la limite de l’hystérie (je parle de moi ^^) une fois le livre refermé.

Autre élément fort apprécié, est la crédibilité de la méthode imaginée par Wendy Walker, de l’effacement des souvenirs, qui ne paraît finalement pas si farfelu que cela. Elle le précise d’ailleurs dans quelques notes à la fin du bouquin.

« Tout n’est pas perdu » m’a fait vivre des émotions incroyables, du stress, et surtout beaucoup d’empressement à poursuivre la lecture et connaître la suite de l’histoire. L’auteure fait preuve d’une grande maîtrise, d’inventivité et d’audace! Je suis ravie de son adaptation au cinéma qui est déjà au programme!

Wendy Walker, « Tout n’est pas perdu » (traduit par Fabrice Pointeau), Editions Sonatine, 2016, 352 pages.